Émergence des champions européens du numérique : réalités et défis

par David Chassan
Émergence des champions européens du numérique : réalités et défis

Jeudi 20 avril dernier, je participais à une table ronde “Emergence de champions européens du numérique : Mythes et réalités” à HEC aux côtés de Jean-Noël Barrot (Ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications) et Michaël Reffay (membre de cabinet), et de Xavier Barrière (OVHcloud) et Fabrice Tocco (Dawex).

Le contexte était posé : Les initiatives pour soutenir le secteur numérique français et européen et assurer sa souveraineté se multiplient, mais leur efficacité reste incertaine. Des questions subsistent sur les investissements, les compétences intra-européennes et la stratégie pour concurrencer les géants du numérique. L’Europe vise une économie numérique juste et compétitive, mais l’efficacité des régulations et des interventions des autorités est à évaluer.

 

L’Europe est un pôle mondial d’innovation technologique

De mon point de vue, introduisons la dernière analyse de Bessemer Venture qui vient donner un éclairage particulier : l’Europe est un pôle mondial d’innovation technologique avec 19% des investissements startups !

Le secteur européen des technologies connaît une croissance sans précédent, avec l’émergence d’un nombre croissant de startups financées par le capital-risque. Rien qu’en 2022, l’Europe a attiré 19 % des investissements mondiaux en capital-risque, soit 105,1 milliards de dollars, et a vu le financement de 13 539 startups. Parmi celles-ci, 20 % (2 763) sont des entreprises de cloud ou de SaaS, ce qui souligne la prééminence croissante de l’Europe en tant que pôle mondial de l’innovation dans le cloud.

La forte base de fondateurs et d’entreprises venant de l’IA en Europe a renforcé sa réputation. Les entreprises d’IA européennes les plus en vue s’adressent à la fois aux marchés B2B et B2C, avec des exemples tels que DeepL (traduction linguistique), Stability AI (diffusion stable), Sana (plateforme d’apprentissage) et DeepMind (laboratoire de recherche appartenant à Alphabet).

L’Europe dispose d’un formidable vivier de talents en ingénierie qui rivalise avec les États-Unis et d’autres acteurs mondiaux. Cet avantage en matière de talents intervient à un moment où les entreprises du monde entier cherchent à réduire les coûts de main-d’œuvre tout en donnant la priorité à l’efficacité opérationnelle. Le vivier de développeurs européens, qui compte plus de six millions de développeurs de logiciels, est plus important que celui des États-Unis, qui en compte quatre millions. Aussi, quatre des dix meilleures universités d’informatique, selon le classement du Times Higher Education, sont situées en Europe : Oxford, ETH Zurich, Cambridge et l’Université technique de Munich. Nous pouvons donc prédire que les entreprises mondiales se tourneront vers l’Europe pour trouver des ingénieurs et des développeurs talentueux dans les années à venir.

De plus, le paysage réglementaire actuel en Europe favorise les acteurs numériques locaux. Le contrôle antitrust et réglementaire de l’Union Européenne à l’égard des entreprises Big Tech basées aux États-Unis ou en Chine a incité les régulateurs et les investisseurs locaux à soutenir davantage les entreprises Cloud européennes. Cette tendance contribuera inévitablement à la croissance et à la stimulation du marché en Europe.

L’Europe émerge rapidement comme une puissance sur le marché mondial de la technologie, portée par ses capacités croissantes en matière d’innovation cloud et d’IA. Le vaste réservoir de talents de la région, associé à des conditions réglementaires favorables, positionne l’Europe comme une zone favorable à l’éclosion de champions du numérique.

 

Créer un cadre permettant l’émergence de champions français et européens

A l’image du soutien de l’Etat aux offres collaboratives souveraines, via la BPI, 3 consortiums rassemblant 18 acteurs du numériques se sont vu financer une aide de 23 millions € pour « passer à l’échelle » et les accompagner vers la qualification SecNumCloud de l’ANSSI, le précieux sésame pour répondre au critère “cloud de confiance”.

Le soutien à l’innovation rassemblant acteurs du Cloud, éditeurs de logiciels et la recherche, est clé pour créer les conditions favorables auprès des startups et des scale-ups.

Aussi, en France, l’accélération à la formation de nouveaux talents est vitale : que cela prenne la forme de formation continue, par alternance ou en reconversion professionnelle. Les métiers du numérique sont en tension.

D’une part, les acteurs ont besoin de talents pour développer les solutions d’aujourd’hui et de demain.

D’autre part, les entreprises et administrations ont besoin de talents en capacité d’utiliser ces solutions innovantes offrant de nouveaux paradigmes.

Le secteur entier de la formation et éducatif doit se saisir d’un plan d’action global avant qu’il ne soit trop tard.

Enfin, l’environnement réglementaire joue un rôle clé car il définit le cadre du jeu. En commençant par faire appliquer la réglementation en cours, comme le RGPD, il s’agit d’avoir un cadre réglementaire basé sur un principe de réciprocité vis-à-vis d’acteurs extra-européens. Bien entendu, il s’agit de mener sereinement une coopération internationale équilibrée, principe de base à toute relation commerciale ou partenariale.

 

Souveraineté, n’ayons pas peur du mot

En France ou en Europe, la notion de souveraineté sera plus ou moins appréciée. Les récentes crises, d’abord sanitaires, puis géopolitiques et énergétiques, ont mis en évidence que nous devons choisir et maîtriser nos dépendances, dans un schéma “d’auto-détermination”.

Dans le traitement des données personnelles, de santé et sensibles, il est évident que la sécurité des données n’est pas négociable. Or, elle est étroitement liée à un aspect de souveraineté des acteurs en capacité d’accéder ou de divulguer sous un prétexte réglementaire lesdites données.

Tout comme SecNumCloud en France, le schéma de certification européen de sécurité des données, EUCS de l’ENISA doit conserver l’idée de protéger les données concernées ; non seulement sur le plan technique, mais aussi sur le plan réglementaire. En effet, de grandes entreprises technologiques américaines demandaient au Congrès US de limiter la manière dont les agences de renseignement collectent et consultent les données, les emails et d’autres informations concernant leurs utilisateurs, prouvant ainsi une réalité qu’on ne peut pas ignorer.

Avec cette approche de choix de ses dépendances, d’auto-détermination, bref de souveraineté, on perçoit bien que nous ne sommes plus à l’ère de l’alternative ou du choix binaire, mais bien à l’ère du choix spectral : être en capacité de faire des choix éclairés en fonction de ses objectifs et de son contexte. Nous sommes sortis du dilemme “Beatles ou Rolling Stones ?”, “BMW ou Mercedes ?”. Grâce au numérique et sa capacité d’ubiquité et de disponibilité, nous sommes dans un usage mixte permettant d’utiliser des services numériques dont on peut accepter leurs usages appropriés. Ainsi, il ne s’agit pas de supprimer définitivement l’usage d’une application “étrangère”, mais bien d’en faire un usage éclairé puis d’utiliser une application européenne complémentaire pour un usage sécurisé.

Enfin, pour soutenir les entreprises européennes, l’Europe doit envisager sérieusement un “Buy European Tech Act”. Avec plus de 283 startups valorisées à plus d’un milliard de dollars, l’Europe a besoin de contrats publics pour affirmer son leadership à l’international. Un tel acte encouragerait notamment les acheteurs publics à privilégier la technologie européenne lorsque des offres équivalentes en termes de prix, qualité et performance existent. Ce n’est en aucun cas une approche protectionniste, mais plutôt un soutien aux entreprises européennes dans des domaines stratégiques tels que la 5G, l’intelligence artificielle, la cybersécurité et le cloud computing.

Oui, l’Europe et la France sont en capacité de faire émerger des champions du numérique. La montée en puissance du numérique européen est en cours, avec un cadre réglementaire clair tels que l’Acte sur les services numériques (DSA) et l’Acte sur les marchés numériques (DMA), qui visent à rendre les applications et Internet plus sûrs et à assurer une concurrence équitable entre les entreprises. Pour renforcer le leadership numérique européen, il est nécessaire de créer un écosystème propice à l’innovation, la formation et la souveraineté. Cela implique des investissements publics et privés massifs dans l’économie numérique, l’harmonisation des règles et le renforcement des filières numériques stratégiques. Les acteurs européens sont prêts s’ils ont des conditions équilibrées et claires.

Vous êtes sensible au sujet de la souveraineté numérique ? Visionnez le replay de la table ronde “Souveraineté numérique en Europe : défis et opportunités dans un monde interconnecté” avec Philippe Latombe, Député de la Vendée à l’Assemblée Nationale, Yann Klis, Co-fondateur et CEO de Scalingo, David Chassan, Directeur de la Stratégie de 3DS OUTSCALE et Secrétaire générale d’Hexatrust, et Marc Rougier, Partenaire dans un fond d’investissement Elaia.

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